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Publié par Commune de Gourdon-Murat

La dernière paire de boeufs

Pour accompagner l'arrivée du Comice Agricole qui se tiendra le 2 septembre 2023 à Gourdon-Murat, voilà une série de fables en l'honneur de tous les animaux qui se préparent pour cette belle fête.

La dernière paire de bœufs

Ils n'étaient pas frères, mais ils étaient jumeaux, le Cadet et le Barou.
L'un était né à Coudert, l'autre du côté des Rioux.
Mais c'est à Barsanges que le père Dumont les avait dondés.
Car les bœufs, destinés à peiner longtemps sous le même joug,
N'étaient ni domptés ni dressés comme tigres ou faucons laniers.
Les donder  rendait leur force plus paisible avec un mot plus doux
Que la langue française n'a pas voulu adopter
Au temps où l'Occitane pouvait le lui prêter.
Paisibles, ils l'étaient aussi, car ils ne pouvaient plus saillir :
Leurs mâles dispositions s'étaient perdues dans leur souvenir
Mais ils regardaient d'un drôle d'air le verrat mal léché,
À qui l'on menait gaiement les truies de la contrée.

Le père Dumont les avait donc dondés avec la patience nécessaire
Pour qu'au bout de dix-huit mois les trois fassent la paire.
Bien sûr, le paysan aviné donnait parfois des coups d'aiguillon de trop,
Mais une complicité singulière unissait l'homme et les animaux.
Complices, ils l'étaient aussi entre eux, le Barou et le Cadet.
Il fallait voir comment leurs efforts s'accordaient
Pour tirer la charrue et virer lestement au bout du sillon ;
Sortir par les chemins creux les chars de foins des prés de fond
Hisser dans les champs escarpés les lourds tombereaux de fumier.
Leur labeur était rude pour aider à remplir la grange et le grenier.
Pourtant, parfois, au fond de l'étable chaude, ils paraissaient heureux.
Ainsi allaient, tranquilles et difficiles, les vies des deux grands bœufs.

Or, un ennemi leur était né dans l'idée du fils du cultivateur.
Le tracteur et ses chevaux vapeurs qui envahissaient déjà le secteur.
C'était devenu dans la famille une source de vives disputes.
Quand la guerre d'Algérie repoussa le dénouement de la lutte.
Ayant échappé à Biskra et Duvivier, aux terribles embuscades,
Le soldat revint enfin, ravivant encore le sujet d'algarades.
Pour le détourner des compagnies de sécurité républicaines,
Le père Dumont fut bien obligé de vider son bas de laine.
Et d'acheter le Farmall' aux roues avant jumelées dont le fils avait rêvé.
Alors, ils restèrent encore deux ans, le Barou et le Cadet.
On réserva pour eux des tâches dont le tracteur n'aurait pas tiré gloire.
Mais enfin il fallut bien se résoudre à les conduire à la foire.

Un matin de juin, le père Dumont les lia donc pour la dernière fois.
Les genêts en fleur au bord du chemin faisaient comme un feu de joie.
Merles et pinsons chantant à tue-tête donnaient comme un air de fête.
Tout était si beau au passage des bœufs, que le vendeur s'était mis en tête
Qu'un vieux paysan allait les acquérir pour les faire encore durer.
Hélas à dix heures, c'est un maquignon qui emporta le marché ;
C'est à l'abattoir d'Egletons qu'ils iraient le soir, le Barou et le Cadet.
Et bientôt les bouchers de Tulle en vendraient les morceaux.
Alors les voyant monter dans la bétaillère
Et ne gardant d'eux que le joug et les œillères,
Le père Dumont, qui en avait pourtant vu d'autres, éclata en sanglots.
Et quelqu'un s'écria :" c'est la dernière paire de boeufs qui s'en va."
C'est ici que le plus étonnant arriva :
A part, peut-être le Ricou de Lissac et Léon de Péret
Tous les paysans du champ de foire se mirent aussi à pleurer.

N'allez pas croire qu'il s'agit là d'une fable,
Inventée pour idéaliser le temps des vieilles étables :
La Renée de Barsanges en a souvent témoigné
Et elle n'était pas femme à gauchir la vérité.
Les gens , assurément, avaient bien puisé, on ne sait trop où
Des larmes véritables pour les adieux au Cadet et au Barou.
Mais que pleuraient-ils ces paysans endurcis par la guerre
La rigueur des longs hivers et la vie austère ?
Ce n'étaient pas les deux bœufs qu'ils ne connaissaient guère.
C'était la fin du lien à part avec la bête de la crèche et de la chanson,
C'était la fin d'une amitié si profonde, si digne et si remplie d'émotion
      Que personne aujourd'hui ne peut plus la comprendre
      Et que personne demain ne saura nous la rendre.


Jean-Pierre Marguénaud (extrait du livre 'Terre des bêtes ' De Bernard et Jean Bernaben et Jean-Pierre Marguénaud ) Éditions L'âge d'Homme

 

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